Pluie d’étoiles – la mort des poètes

Il faut être un météore, une fleur,

Éclairer la nuit avec chaleur

Et instantané, être un éclair

En somme, pour frapper la Terre !

*

Et dans l’instant donné par les Dieux

Tout brûler, les âmes, les yeux

Les cœurs, les ongles, les corps, les langues

Que le souvenir rende exsangue !

*

Voilà le dernier né, dernier avalé

Par son Ukraine natale : un chaton roux

Est tout à fait contre lui, tout lové,

Tel une couronne de fleurs et de poils doux.

*

Ici cette reine de Perse esseulée

Tente de se défaire d’un cordon de cuir,

Ses grands yeux noirs vers le ciel, exhorbités,

Gémissant des vers qu’elle n’a pu faire fuir.

*

Et là sur un fauteuil, les membres mous

Gît ce martyr de la Révolution

Rouge : son crâne percé d’un grand trou

Est le visage sans compromission.

*

Plus loin, une femme en blanc- le Mythe –

Dort paisiblement dans un cercueil,

Des fleurs dans les mains; la fièvre s’agite

En son lit de poussière et de feuilles.

*

Sur une place d’Alep, un fou gémit

Et hurle qu’il est l’Univers

Et Dieu, ignorant les académies,

Offrant au monde sa peau au calvaire.

*

Et dans cette cour froide d’une prison,

Un coq a chanté aux lueurs du soleil;

Et sous les traits fatals paye sa trahison

Un jeune Français aux joues vermeil.

*

Et du fond de l’Arménie résonnent encore

Les soupirs étouffés d’un poëte de feu

A travers un sac de farine, tête et corps

Séparés et enfouis dans le sol suifeux.

*

Là drapée de chagrin et d’alcool

La Sappho de notre époque vous regarde :

Son œil est humide, elle a ajusté son col

Pour faire face à la Camarde.

*

Le Maudit des Maudits, le Dante de Paris,

Masque figé hurle encore d’être prisonnier

Pour l’éternité, sous les Muses qui rient,

En Enfer sans avoir payé le denier.

*

Enfin depuis quarante ans un barde

Et un musicien pleure de rage

Contre les soldats et les gardes

Qui firent de ses cendres un coloriage.

Siège de ton c**

De ton cul vaste comme l’enfer

Versent le bronze et l’airain

L’or des rois déchus, le fer

Qui sommeillait dans les souterrains.

*

Ardent et flamboyant comme un Cœur

Dans la grotte, ton Amour palpite

A la façon d’une térébrante lueur

Venue des Enfers qui crépitent.

*

Babines roses, Jérusalem

De chair, je suis Saladin, Baudoin

Entre les remparts de viande blême

Et de poils, abandonnés aux sagouins.

*

D’un coup de lance rouge et brune

Et d’un cri de bête – tigre, éléphant

Je fends, déchire la pleine lune

Et récolte ton lait, triomphant.

Jardin

Des pivoines de tes joues

Aux roses de tes lèvres

Des tulipes de ta gorge

Aux lys de tes pieds

Des violettes de ton cœur

Aux coquelicots de tes reins

Tu es le jardin des martyrs

Des poètes, des satyres.

*

Bruissant d’insectes colorés

Et du vent printanier.

*

Tu es l’anastase, fleurissant

En bouquets couleur de sang.

Argos

Je garde au creux de mon esprit

Creux comme un chêne moussu

La vieille image de ton corps

De dryade aux cheveux d’or

De ta bouche aux lèvres fessues

Et de ton rire dont je m’épris.

*

Il pleut, il ne cesse de pleuvoir

Sur mes mains, et dans mon cœur

Enfermé au fond du cercueil d’os

De ma poitrine, et tel un sacerdoce

Je m’astreins à cultiver la fleur

De ce souvenir souvenir illusoire.

*

Le vent chante et chuinte par mes côtes

Ouvertes au courroux de l’Océan

Et de ses anciennes puissances

Bleues et vertes volant avec aisance

Dans tes yeux tel un vol de goélands

Raillant le voyage des Argonautes.

*

Et l’Argos peu à peu disparaît

Voiles blanches gonflées, marins

L’esprit fixé vers le Léthé

Oubliant celles qui les ont allaités

Se jetant vers de gris lendemains

Ils s’en vont avec désintérêt.

*

Et sur les rochers reste Médée

Ivre de douleur et le sein nu

Maudissant les Dieux et ses enfants

Mêmes, dont les rires comme un oliphant

Dit « Jason » et le sang répandu

Par une pauvre femme obsédée.

Le tableau

En ce mois de Junius, le général Arminius revenait à Rome de la guerre contre les Sassanides, épuisé, brisé mais vainqueur. Il avait raflé aux Perses au nom de l’empereur Philippe dit « l’Arabe » une partie de l’Arménie et le sud de la Transcaucasie. Le traité de paix était assorti d’un tribut-rançon de plusieurs centaines de talents d’argent.

Né Sassanide lui-même, il avait été esclave à Rome avant d’être affranchi et adopté par l’empereur Philippe. Rapidement, ce polyglotte accompli, grand connaisseur des lettres grecques, s’était élevé dans la hiérarchie militaire par son sens de la stratégie. Il avait ainsi servi tour à tour en Arabie, en Arménie, et revenait enfin de son ancienne patrie dont il ne gardait qu’un souvenir vague, brumeux, comme celui que laisse le baiser de la femme aimée après des mois au combat.

Cette femme, c’était Vala, une matrone aux seins ronds et lourds, aux yeux sombres et brillant qu’elle aimait poser sur lui quand il lui racontait ses histoires de batailles. Chevauchant à travers les ruelles encombrées de Rome, Arminius avait réussi à se soustraire à ses obligations, ors, lauriers et honneurs, pour filer chez Vala. La jeune veuve attendait son amant avec l’impatience d’une adolescente, battant des mains et faisant les cent pas dans le vestibule.

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Charlotte était absolument fascinée par le discours que je venais de prononcer à nos amis sur Arminius et la guerre contre les Sassanides, et son regard gris ne me quittait pas. Elle était, je le devinais, en particulier émue par l’histoire d’amour entre l’ancien esclave perse devenu général romain et son amante piaffant dans la Cité Éternelle.

Mon tableau, immense, était à présent le centre de toutes les curiosités et de tous les chuchotements. J’étais plutôt fier de cette œuvre, qui m’avait demandé des mois de travail et de recherche sur la Rome impériale et ses campagnes orientales. Le résultat était un tableau de style académique, représentant le triomphe d’Arminius à cheval, ses légionnaires blessés, les ruelles populeuses, les mendiants, les lépreux, les esclaves, les marchands et leurs échoppes, et en arrière plan, le forum. A l’autre bout du tableau attendait Vala donc, ivre de transport et d’amour. Je l’avais peinte en prenant pour modèle une jeune hellène rencontrée lors d’un voyage en Turquie en compagnie de Gérome.

Tous les visages, tous les regards étaient tournés vers le général, à la façon d’un demi dieu de l’Illiade. Mais lui, auréolé de cette populaire puissance et de ces lauriers, n’avait d’yeux que pour son amante à l’autre bout de Rome, à l’autre bout du tableau.

Était réunie chez mon ami Jean-Léon Gérome tout une cohorte de journalistes, critiques d’art, demi mondaines, ainsi que quelques militaires. En tout, une quarantaine de personnes profitaient à la fois de mon tableau et des hors d’œuvres. Il arriva qu’un critique à qui je n’avais pas prêté attention, tout absorbé par ma conversation avec Charlotte, lâcha des mots particulièrement aigres sur un détail du tableau, et en l’occurrence sur les yeux des personnages. Avisant l’indélicat, je m’enquis avec une grimace que je tâchai de maquiller en sourire ce qu’il voulait dire. Il leur reprochait leur aspect faux, et leur manque de réalisme. Puis il prit quelques notes sur un carnet, probablement pour en faire un article incendiaire. J’étais furieux, d’autant que l’individu partit comme un voleur sans même me saluer, enfilant chapeau et pardessus dans l’entrée. Jean-Léon, voyant mon émotion, me prit le bras et me renseigna sur l’identité du malotru : il s’agissait de Philippe Lavandier, poète médiocre, journaliste et critique au Figaro. Ce jeune provincial, me dit mon ami, s’était déjà fait un nom en assassinant quelques autres artistes. En d’autres termes, je pouvais être certain que mon tableau allait être épinglé dans le prochain Figaro. Je passai le reste de la soirée effondré au bras de Charlotte qui tentait vainement de me consoler. Elle me voyait abattu comme je ne l’avais jamais été, et ses petits baisers sur ma nuque rasée étaient inefficaces.

Je m’éveillai très tôt et sitôt habillé, je courus acheter le Figaro : l’infâme avait eu le temps de porter son coup. Je lus l’article :

LES YEUX, LES YEUX !

Chez monsieur Jean-Léon Gérome, monsieur D… présentait hier soir sa nouvelle création, nommée « le triomphe d’Arminius ». Pompeux autant que pompier, l’œuvre donna à voir à votre serviteur tout ce pour quoi on devait louer les germaniques invasions qui fit chuter Rome ! La lumière et les couleurs assomèrent l’humble auteur de ces lignes. Mais surtout… LES YEUX ! Faux, vides, torves tout à la fois ! Et ne sachant regarder ! Ou plutôt, si. Regardant le personnage central, celui d’Arminius, cavalier en armure, fier et grotesque. Et le pire, c’est que ce tableau est immense ! On ne peut même pas le dissimuler. Mieux vaudrait le brûler ! […]

Incapable d’en lire davantage, je repliai le journal et rentrai chez moi en claquant rageusement les talons, comme lors de mes colères enfantines. Je fis recouvrir et ramener mon tableau à mon atelier le jour même. Je ne pensais plus qu’aux yeux de mes personnages, et n’en dormis pas de la nuit.

Assis face à la laide immensité picturale, je contemplais ce que je pensais être un chef d’œuvre quelques jours auparavant. Pinceau en main, je me mis à l’ouvrage : corriger ces yeux.

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Le temps était sur la Ville Éternelle curieusement orageux. Non pas que les orages fussent rares en cette saison, mais plutôt que cet orage précis semblait d’une nature différente. Les nuages en semblaient particulièrement lourds, et aucune pluie ne tombait, et on n’entendait pas le tonnerre, pas plus que ne tombait la foudre. En outre, le bétail, les chevaux et les animaux du cirque étaient particulièrement nerveux et agressifs. Des pêcheurs avaient signalé que le Tibre avait rendu des poissons morts, le ventre énorme et les yeux injectés d’un liquide pourpre et visqueux en lieu et place du sang.

Les médecins de toute sorte et de tout degré d’honnêteté étaient sollicités pour des céphalées, des crises d’hystéries, ou des insomnies. Et malgré les prières à Apollon Esculape, cette espèce de mal touchait toute la société, des chevaliers aux esclaves, des légionnaires aux prostituées, des patriciens aux vestales.

On fit des sacrifices à Junon, à Jupiter, à Pluton, à Perséphone, à Hecate, et à toutes les divinités domestiques et infernales qu’adoraient les Romains, les Grecs, les Étrusques et d’autres peuples plus lointains et plus anciens. Mais hélas, toutes ces divinités fort anciennes et fort puissantes restaient sourdes et impuissantes face au mal qui frappait Rome. Bientôt, on retrouva des gens morts chez eux on dans les rues, le corps déformé, le visage distendu, et les yeux injectés d’un liquide pourpre.

Arminius n’était pas épargné. La fièvre était telle chez lui qu’il vivait constamment à l’ombre, et buvait de l’eau glacée. Ses yeux et sa tête le faisaient atrocement souffrir. Il geignait affreusement depuis près d’une semaine. Vala, accompagnée de ses esclaves, tentait d’apaiser son mal, mais aucun médecin ne trouvait d’origine naturelle à ce mal. L’empereur avait même fait dépêcher pour lui son chirurgien personnel. Las, Arminius continuait de hurler, heure après heure, se tenant le visage. Il évoquait ses yeux, et en plus de cela, il commençait à parler d’un peintre étrangement vêtu.

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J’avais bientôt fini mes corrections. Pour fastidieux qu’il fut, il ne s’agissait pas d’un travail compliqué. J’avais déjà repris maintes et maintes fois des détails, des vêtements, des mains, des bouches, ou pour le cas présent, des yeux. J’étais apaisé. La satisfaction du travail bien fait et la sérénité commençaient à m’envahir, d’autant plus que Charlotte était près de moi, plus gaie et plus câline que jamais. Un chuchotement attira mon attention. Cela ne pouvait être Charlotte, qui était dans l’autre pièce : il s’agissait d’une voix d’homme. Néanmoins, je lui demandai confirmation. Elle eut un petit rire vaguement inquiet avant de m’assurer qu’elle n’avait pas prononcé un mot. Je me dis que la fatigue devait me jouer des tours. Cependant, les chuchotements revinrent plus nombreux et plus forts, sans que je puisse distinguer de phrase distincte. Il fallait que je me rende à l’évidence la plus rationnelle, fut-elle aberrante : le tableau était en train de me parler. Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Lâchant le pinceau, je me mis à le scruter, dans l’ensemble, puis dans les détails que j’avais moi-même créés. D’un doigt fébrile, je touchai la peinture. Il y avait quelque chose sur mes doigts, qui ne provenait ni de la toile ni de mon pinceau. Il s’agissait d’une sorte d’huile violacée. En m’approchant encore d’avantage du tableau, je vis l’horreur : des yeux de mes personnages coulait cette espèce de liquide étrange venu d’ailleurs. Et les chuchotements, au début discrets, étaient à présent devenus de véritables cris d’agonie, perçant la toile et la peinture pour se déverser dans notre monde.

Dans les neiges

Mon premier contact avec le professeur Rachel Winslowsky, de l’université de Vienne, remontait à la fin de l’année mille neuf-cent trente-deux. Professeure de philologie, éminente folkloriste et anthropologue, elle revenait d’un voyage dans les Carpates de l’actuelle République socialiste roumaine. Par une longue lettre, elle me racontait son expérience au sein d’une communauté de hameaux, perdue dans les neiges plus de quatre mois dans l’année. Quoique déformés et dégénérés d’apparence par la consanguinité, ces gens semblaient plutôt pacifiques et craintifs. Aucun culte moderne- le professeur entendait par là : abrahamique- ne semblait leur être connu. Quoique non pratiquante, elle s’était présentée à eux comme juive, son étoile de David autour du cou. A l’inverse de la plupart des paysans de Roumanie et d’Europe Centrale en général, ils n’avaient manifesté aucune hostilité : leurs yeux étaient demeurés, écrivait-elle, vides et presque compatissant. Elle semblait ne pas comprendre d’où venait cette étrange compassion, cette barrière du temps, de l’espace et de la pensée qui la séparait de ces paysans incultes, non idiots, mais qui avaient établi une proto civilisation, une proto histoire, et parlaient un langage étrange, bricolé, volé.

Il était inutile de mentionner que les troubles économiques, politiques et sociaux qui traversaient alors leur pays- dont ils ignoraient jusqu’au nom- leur étaient aussi inconnus que s’ils avaient été animaux. Elle évoquait ensuite dans sa lettre les détails qu’elle avait pu saisir de leur culte primitif et quasi préhistorique. À chaque lune noire, hommes et femmes se réunissaient autour d’une idole de pierre étrange, vaguement anthropomorphe. Quoique n’étant pas géologue de formation, elle disait assurer qu’il ne s’agissait pas d’une pierre terrestre. Elle avait pu assister à deux de ces cérémonies, qui l’avaient plongée toutes deux dans un profond malaise. Au cours de cette cérémonie, les participants, nus, dansaient en poussant des hullulements qu’elle disait n’avoir jamais entendu sortir une gorge humaine ou animale. La deuxième cérémonie fut celle de trop, et elle prit congé de ses hôtes, en compagnie du guide qui l’accompagnait, un ancien braconnier borgne flanqué d’un énorme chien de berger turc. Elle prit le premier train de Bucarest à Vienne, où elle m’écrivit la lettre que je tenais entre les mains.

La lettre suivante du professeur Winslowsky ne vint qu’en avril mille neuf-cent trente-trois. Comme je m’y attendais, et malgré le faible attachement à la communauté qui était la sienne, elle évoquait rapidement ses craintes concernant la situation en Allemagne, si proche de l’Autriche qu’elle aimait tant. Elle me fit part de son départ dans les deux mois pour New-York, où vivait déjà une partie de sa famille. Elle avait par ailleurs pris le temps d’approfondir ses recherches sur l’étrange communauté de Roumanie. D’après elle, d’autres cultes primitifs de ce genre existeraient à travers le monde, en Laponie, dans le Caucase, dans les Highlands, dans l’Himalaya, et même en Amérique. Elle avait joint à sa lettre un certain nombre de croquis : on y trouvait un portrait d’une de ces femmes roumaines (si tant est que le concept de nationalité s’appliquât à pareille créature). La bouche fermant mal, la peau ridée, les cheveux en bataille, un œil exorbité, et un moignon à la place de la main droite, voilà ce que le professeur Rachel Winslowsky avait dessiné. Elle avait en outre ajouté comme commentaires en allemand : « âge estimé : vingt-cinq ans, odeur épouvantable ». Le second croquis était celui de la fameuse idole. Il s’agissait d’une pierre de couleur bleue irisée, taillée ou fondue en forme d’humanoïde grotesque, assis sur les fesses, sans cou, avec des yeux globuleux et des mains griffues. Là encore, il y avait un commentaire indiquant sa taille : six mètres.

En attendant son arrivée aux États-Unis, elle m’avait fourni quelques indications sur la possibilité d’un culte plus ou moins semblable, vivant quelque part dans le Colorado. Il s’agissait donc probablement d’Amérindiens. Étant au courant de l’état de santé précaire qui m’obligeait à tenir le lit, elle avait prévu de s’y rendre après un passage à Leadville.

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Journal du professeur Winslowsky

9 avril 1933

J’ai pris contact avec le professeur Northon, et lui ai communiqué mes notes sur mon voyage en Roumanie. Je noterai ici l’intégralité de mon aventure américaine. Depuis mon départ de Vienne pour Bucarest, un sentiment étrange me tient et ne me lâche pas le cœur, comme si j’étais suivie par un animal. Ce sentiment s’est accru après mon départ de l’étrange culte primitif dans les Carpates, et plus encore à mon arrivée à Bucarest. Doucement, progressivement, ce malaise a crû. Pour européenne et belle qu’elle soit, la capitale roumaine est une ville étrange et magique, empreinte d’orient.

J’ai pris les mêmes vêtements et le même équipement que pour les Carpates : bottes fourrées, piolet, manteau, gants, écharpe, carnet de croquis, ainsi qu’un révolver ayant appartenu à mon père, officier dans l’armée austro-hongroise. Par précaution, j’ai choisi de passer par la Suisse pour gagner la France, d’où j’embarquerai pour les États-Unis.

12 avril 1933

Je suis à Bordeaux et j’attends le bateau qui doit partir d’ici quelques jours. L’impression d’être suivi depuis Bucarest ne disparaît pas. Vienne me manque. Il émane de la France et des Français, malgré les tensions sociales et politiques, une joie de vivre qu’on ne retrouve pas à l’est de l’Europe, si mélancolique. Sans doute le catholicisme a-t-il contribué à ceci, mais il y a évidemment autre chose car on ne saurait qualifier les Polonais de joyeux- du moins, pas comme le sont les Français.

Je continue de lire sur le culte du Colorado que j’espère découvrir. Il semblerait que ce soit des trappeurs accompagnés d’un prêtre qui les aient découvert en perdant leur chemin, au XVII ème siècle. D’après les notes que j’ai, il semble qu’il y ait la présence du même type d’idole anthropomorphe qu’en Roumanie, ainsi que des danses nues à la même occurrence, soit une fois par mois; probablement à l’occasion de la lune noire. Les trappeurs ne semblent pas être restés longtemps, et se sont rapidement enfuis, pris du même malaise que moi. Si cette divinité primitive liait tant de cultes d’un bout à l’autre du globe, quelle était elle ? Et par quel moyen ?

14 avril 1933

Je suis arrivée à New-York, où mon oncle m’attendait avec sa voiture. Les effusions familiales m’ont toujours mise mal à l’aise. J’ai donc prétexté une fatigue pour m’isoler et continuer à lire et à écrire, seule.

J’ai pris le temps d’envoyer un télégramme à Leadville afin de trouver un guide susceptible de m’emmener dans la montagne. J’ai beau avoir l’esprit aventurier, je n’ai pas envie de risquer dans des endroits que je connais encore moins que les Carpates.

15 avril 1933

J’ai pris le train pour Leadville. En m’installant dans le wagon, déjà occupé par trois soldats qui rentraient en permission, le sentiment qui me suit depuis la Roumanie est devenu un poids, un étau. Je tâche de ne plus y penser. La route est longue jusqu’au Colorado et ses montagnes.

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La mi avril était déjà passée et je n’avais plus de nouvelles du professeur Winslowsky. Je ne m’inquiétais cependant pas outre mesure : je savais qu’elle devait prendre un train jusqu’à Leadville, fort éloignée de New-York, où vivait sa famille. De mon côté, coincé à Baton Rouge, j’étais obligé d’attendre de ses nouvelles. J’avais pour ma part fait venir un certain nombre d’ouvrages sur des cultes qui pourraient ressembler à ce qu’avait découvert le professeur Winslowsky. Quelques lignes en particulier dans l’ouvrage d’un archéologue et alpiniste de la fin du siècle précédent étaient intéressantes. Elles évoquaient un culte de cannibales, vivant quelque part dans le Caucase, et vénérant une statuette de pierre irisée vaguement anthropomorphe, et dansant nus à chaque lune noire. L’auteur, devenu quasi fou après cette rencontre, avait confiné ces lignes dans l’ouvrage que je tenais en main, avant de s’isoler dans la cellule d’un starets proche du cercle arctique.

Je ressentais depuis quelques jours un vague malaise dont je ne parvenais pas à trouver l’origine. Sans doute la persistance de la position allongée, couplée à la fièvre devait elle jouer tant sur mon psychisme que sur mes douleurs physiques. Je faisais des rêves étranges, de lunes jumelles et bleuâtres au dessus de pics enneigés, dans des ciels balayés par des aurores boréales.

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18 avril 1933

Je suis arrivée à Leadville, où j’ai pu envoyer un télégramme au professeur Northon. Même si nous sommes au printemps, le climat est bien différent de celui de New-York. Curieusement, je me sens mieux ici que là bas, d’ailleurs, dans cette ville minière à l’architecture victorienne, perchée à trois mille mètres d’altitude. J’ai trouvé Jeremiah, le guide amérindien qui m’attendait à l’hôtel. Sourire bienveillant, petite taille, cheveux très noirs. Il est né dans une réserve mais parle un anglais impeccable ainsi que le français. Quand je lui ai parlé de l’objet précis de ma visite, son visage s’est fermé. Il m’a fait comprendre qu’il me guiderait, ce pour quoi il est payé, mais qu’il n’irait pas au bout. Je ne suis pas rassurée je dois l’admettre. Nous partons demain à sept heures du matin.

19 avril 1933

Nous sommes partis très tôt avec des chevaux frais, en direction des montagnes. Nous sommes rapidement retrouvés dans une sorte de vallée, entouré de pics déchirés, de moyenne hauteur. Nous nous sommes arrêtés peu avant midi pour prendre un rapide en-cas. Puis nous avons repris la marche. Le soleil peine à filtrer à travers les pics et les arbres. Le faux plat du chemin s’est transformé en montée franche. Les terriers d’animaux sont rares, les oiseaux ne chantent pas. La mousse ne pousse ni sur les pierres ni sur les arbres. Comme en Roumanie, la nature même semble transformée. On dirait qu’elle vit et se retire, à la façon d’une araignée, terrifiée par quelque force étrangère. Nous poursuivons notre marche pendant plus de deux heures. Le soleil décline. C’est la que Jeremiah m’a laissée. J’en profite pour écrire ces quelques lignes avant de continuer seule.

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Je n’avais plus de nouvelles du professeur Winslowsky depuis son télégramme de Leadville lorsque je reçus une visite. Carl mon domestique m’annonça quelqu’un qui voulait me parler personnellement et qui semblait agité. Je le fis installer dans l’entrée de la maison, et descendit à grand peine. Une fois en bas, je pus découvrir notre mystérieux visiteur : il s’agissait d’un Amérindien portant un costume trois pièces, bien coiffé. Portant une petite valise en main, il baissait la tête. Quand je lui demandai l’objet de sa visite, il dit s’appeler Jeremiah. Il sortir de sa valise ce qui ressemblait à un livre… Ou un journal de bord. Jeremiah me le tendit. C’était celui du professeur Winslowsky.

Je commençai ma lecture et au bout de quelques pages, le journal me tomba des mains d’horreur. Après son arrivée à Leadville, le professeur Winslowsky avait été guidée dans la montagne par Jeremiah. Ce superstitieux idiot l’avait abandonnée peu avant ce qui allait s’avérer être le lieu de vie du fameux culte des montagnes. Quand elle y arriva enfin, à la tombée de la nuit, elle découvrit une communauté d’humains quasi préhistoriques, difformes et dégénérés, à la langue gutturale et hullulante à la fois, et vêtus de peaux de bêtes seules malgré le froid évident. Et puis, il y avait cette idole anthropomorphe monstrueuse, faite d’une matière irisée, non terrestre (elle avait souligné ces deux mots). Ce qui la frappait, écrivait elle, est que ces hommes et ces femmes étaient de race blanche, quoiqu’elle décelât un léger métissage avec des Amérindiens. Cette communauté, écrivait-elle, n’était elle finalement pas si repliée sur elle-même ? De la même manière qu’en Roumanie, elle reçut un accueil à la fois primitif et naïf, de la même manière que des chiens ou des singes accueillent les hommes. Sans doute, disait elle dans ce journal du dix-neuf avril, étaient ils si peu habitués à la civilisation qu’ils avaient gardé cette naïveté sauvage que l’on attribue d’ordinaire au penseur suisse Jean-Jacques Rousseau sous le nom du bon sauvage.

Le lendemain, notait elle, ces sauvages se mirent à beaucoup s’agiter. L’idole monstrueuse en particulier fut le centre de toutes les attentions. Elle fut couverte de sang, de plumes d’oiseaux, de petits cailloux et de branchages. Cela ressemblait, notait elle, à une espèce de célébration annuelle- probablement un rite lié au printemps et à la fertilité.

Elle racontait ressentir des fièvres, des nausées, et rêver de plus en plus d’une présence qui la suivait depuis la Roumanie. Elle évoquait des rêves de lunes bleuâtres et d’aurores boréales. J’en fus troublé, car cela ressemblait beaucoup à ce que je vivais en ce moment, bien que cela était probablement une coïncidence. Elle évoquait une espèce d’attirance mêlée de répulsion pour l’idole des sauvages, un sentiment presque sexuel, primitif, associé à des bouffées de chaleur. Ce même jour, le vingt avril, une espèce de sorcier était venu la trouver dans la hutte qu’ils lui avaient donnée. Marmonnant des genres d’incantations, il lui avait donné un bol plein d’une soupe étrange qu’elle avait bue. Après un sommeil dont elle ne pouvait mesurer la durée, écrivait elle, elle s’était mise à vomir. Puis à nouveau, elle s’était évanouie, tombant dans une espèce de transe où elle voyait toujours ces deux lunes bleuâtres, les pics enneigés, et des aurores boréales. A son réveil, épuisée, elle était pleine d’un désir sexuel qu’elle même n’expliquait pas. Elle avait eu le temps de noter ces quelques lignes d’une main fébrile. Son récit s’achevait là. Craignant le pire, quant au dénouement, je me tournai vers Jeremiah, lui demandant comment il s’était procuré ce journal. Ne la voyant pas revenir, il avait bravé sa peur, et s’était aventuré vers le village. Là, ce qu’il avait vu l’avait proprement terrorisé : autour de l’immonde idole de pierre, sous un ciel d’encre, deux lunes bleuâtres semblaient être un regard maléfique sur la cérémonie en cours. Les sauvages, nus et hullulant leur monstrueux cris de joie, dansaient autour, chantant et criant. Sur un autel primitif de pierre, décoré de feuilles et de branchages, le professeur Rachel Winslowsky était étendue nue, jambes écartées, yeux révulsés, glapissant comme ses monstrueux hôtes. Mais le pire était l’abomination qui était en train de s’accoupler avec elle : pas tout à fait humain, il avait, me dit mon interlocuteur, des pattes plus que des mains, avec six doigts, une trompe caoutchouteuse, gigantesque, et était couvert d’une fourrure d’un brun sale, épaisse comme celle d’un sanglier. Jeremiah, les yeux mouillés de colère et de tristesse, n’eut que le courage et la présence d’esprit de prendre le journal que je tenais en main et son collier, auquel pendait une étoile de David.

Le seigneur muet

Mon oncle Philippe venait de décéder et en tant que son seul parent, j’avais hérité de l’intégralité de ses biens. Il s’agissait d’une vieille demeure, ancienne maison forte en Bourgogne, d’un moulin abandonné, et d’un chien, un dogue maintenant fort vieux, avec qui j’avais joué de longues heures des après midi entières quand je visitais mon défunt oncle en compagnie de ma mère, sa sœur, décédée deux ans auparavant. J’arrivai à Nevers par le train de dix-huit heures et pris un taxi pour me rendre au village, avant de m’enfoncer loin dans la campagne. En quittant le village, je croisai quelques habitants qui me jetèrent des regards curieux et teintés d’inquiétude, de cette superstition paysanne, primitive, qu’on ne rencontrait pas à Lyon. Je me souvins que mon oncle m’avait toujours paru assez original, quoique affable et généreux avec moi. J’en vins à regretter les presque sept ans d’études et de voyages en Orient qui m’avaient tenu éloigné de la France et de lui.

J’arrivai enfin à la demeure sous une fine pluie d’automne. Enfonçant mon chapeau, j’ouvris le portail et traversai ce qui me semblait être une véritable savane, tant les herbes étaient hautes. Au fond du parc, comme un vieillard assoupi sur un fauteuil, le moulin écroulé semblait me regarder. A l’autre bout se trouvait un chêne immense qui avait fait la fierté de mon oncle. À l’une de ses branches était pendue une balançoire. Je me dirigeais vers la maison, et ouvris la porte, non sans difficulté tant la serrure était ancienne. Le chien me fit une fête de tous les diables, malgré l’âge qui devait sûrement gripper ses articulations. Il poussa des aboiements de joie comme s’il m’avait quitté la veille. Le hall me semblait bien moins grand que dans mon souvenir d’enfant. Il n’en demeurait pas moins vaste, et plein d’objets bizarres, de vases chinois, de masques africains. Au sol se trouvait une peau de tigre, immense et un peu élimée. La gueule de la bête souhaitait la bienvenue aux visiteurs.

Il y avait un seul étage occupé, en plus du rez de chaussée. Je montai rapidement poser mes affaires avant d’aller à la bibliothèque de mon oncle, sa pièce fétiche. Il y avait entreposé une quantité immense de volumes anciens et contemporains, dans toutes les langues. Sur son bureau, il y avait encore son encrier, son plumier, et du papier. Dans une vitrine, on pouvait voir diverses pierres, des fossiles, des animaux empaillés, oiseaux, insectes. De ma vie, je n’avais jamais vu pareille merveille.

Une feuille écrite sur le bureau attira soudain mon attention. Il s’agissait à n’en pas douter de son écriture mais celle-ci était nerveuse, voire fiévreuse. Le sujet semblait assez abstrait, métaphysique- ou plutôt religieux. Mon oncle y parlait de Savoir. Je me mis à ressentir un vague malaise au fil de ma lecture. L’écriture de mon oncle, de plus en plus serrée et maladroite, décrivait un processus qu’il semblait refuser de décrire pour atteindre le Savoir- l’omniscience. Le mot était lâché, au détour d’une phrase particulièrement tortueuse. J’eus soudainement soif. Posant le paquet de feuilles sur le bureau, je traversai le couloir et me servit un grand verre d’eau. J’en profitai pour m’humidifer la nuque et me regardai dans le miroir : j’étais pâle comme un linge. Sans doute le voyage m’avait-il éprouvé. Je décidai d’aller me coucher.

Le lendemain matin, après avoir rangé mes affaires, je passai quelques coups de téléphone à Nevers, afin de faire faire des travaux dans la maison. Je ne pensais plus à ma lecture de la veille. Je passai une partie de l’après midi à jouer avec le chien.

Le soir venu, une raison inconnue me poussa à retourner dans la bibliothèque, où mes yeux se posèrent à nouveau sur les notes de mon oncle. Je repris alors ma lecture. Las, celles-ci se finissaient sans autre explication que ces mots, le titre d’un livre: LE SEIGNEUR MUET.

Troublé, je me demandais de quel genre de livre il pouvait être question. Je me mis donc à chercher dans son immense bibliothèque, ce qui revenait à chercher une aiguille dans une botte de foin. Pendant des heures, je parcourus les rayons interminables, entre la théologie, l’orientalisme, l’histoire de l’art, la philosophie, la poésie, sans trouver un livre de ce nom. J’étais désespéré et en colère à la fois de ne pas trouver satisfaction.

Retournant dans ma chambre, je ruminai, méditant sur mon échec. Il y avait dans cette pièce une petite bibliothèque remplie de livres de moindre intérêt. Distraitement, je parcourus les volumes. Une Bible, des poèmes de Rûmî et de Victor Hugo, quelques pièces de Corneille… Soudain, un livre énorme, à la couverture étrange attira mon attention. On eut dit que le cuir en avait été étiré par des ongles, de sorte que cette peau fort ancienne semblait souffrir en permanence. Il n’y avait aucun titre, aucune indication sur le devant, pas plus que sur la tranche ou au dos. J’ouvris alors le curieux volume.

C’était le livre. Il s’agissait d’un vieux grimoire médiéval, écrit en moyen haut allemand. A nouveau, le même sentiment que la veille m’envahit. Je commençai néanmoins ma lecture. Cet obscur et antique manuel de philosophie promettait à son lecteur l’omniscience dont parlait mon oncle dans ses notes inachevées. Le texte était ardu- ma dernière lecture de moyen haut allemand remontait à au moins trois ans- et souvent versifié. Au fur et à mesure que je progressai, je compris qu’il existait, selon le texte que je lisais, un moyen particulièrement horrible d’accéder à un savoir incommensurable, que l’auteur- pour le moment inconnu- de l’ouvrage présentait comme étant l’omniscience. Les deux éléments, mis en balance, donnaient le vertige. Je découvris au fur et à mesure de ma lecture l’histoire d’un seigneur revenu de la première croisade, détenteur d’un savoir immense, et obtenu d’une façon atroce. Ce personnage cruel, vaniteux et jaloux, avait fait enfermer son immense connaissance dans sa langue par un antique rituel magique, relief d’une coutume babylonienne, à un prix terrible : sa parole. A sa mort, son plus fidèle serviteur avait consigné le maximum d’informations à ce sujet dans le livre que je tenais entre les mains. La lecture n’en devint pour moi que plus obsédante et fiévreuse. Je m’installai dans mon lit avec ce mystérieux ouvrage.

A l’aube, j’avais achevé ma lecture. J’étais bouleversé par ce que j’en avais appris : chaque soir pendant trois jours, après avoir fait brûler de la sauge, le seigneur muet s’était gravé une lettre de cet antique alphabet à l’aide d’une pointe d’os, et évoquait des noms horribles et impossibles à prononcer pour ma bouche : Cthulhu, Hastur, Shub-Niggurath, Azathoth et d’autres. Il était également prescrit de s’abstenir d’alcool. En outre, le sommeil devait être de plus en plus court au fil des jours.

J’étais bouleversé et horrifié, mais ma morale n’était pas atteinte : curieux, intelligent et ouvert sur le monde, j’avais cherché depuis ma plus tendre enfance la connaissance. Aussi, je comprenais la démarche de cet homme, même si les moyens demeuraient un peu étranges à mon esprit. Et quoique n’étant pas superstitieux et ne croyant pas aux signes, je ne pouvais m’empêcher de remercier silencieusement mon oncle d’avoir placé ce seigneur médiéval sur ma route.

Aux pieds du lit, le vieux dogue me regardait cependant d’un air inquiet comme s’il avait deviné mes intentions. Il poussa un long gémissement. Je méditai longuement sur le curieux volume.

A la tombée de la nuit, ma décision était prise : j’entamerai le sinistre rituel le soir suivant. Mon oncle gardait justement dans sa bibliothèque un vieux couteau en os qu’il avait rapporté d’Afrique. Le manche sculpté se terminait par une tête hideuse aux lèvres charnues.

Je tentai de m’imprégner de tous les détails du rituel, en les répétant à la façon de mantras. Le soir approchant, je pris une douche, et, munis du nécessaire, je me dirigeai vers la bibliothèque. Face à un immense miroir, torse nu pour ne pas tacher ma chemise du sang qui ne manquerait pas de couler, au milieu des fumées de sauge, je tirai la langue. J’y plantai la lame d’os et commençai à graver la première lettre. La douleur était atroce, d’autant plus que ma langue glissait, m’obligeant à repasser la lame plusieurs fois au même endroit. Le sang se mit à couler, se mêlant à la sueur et à mes larmes. Mais je tins bon. A nouveau, je sentis la fièvre revenir, avec une espèce de nausée. Je pus tout juste finir avant de m’évanouir. Mon sommeil fut à la fois court et torturé. Des cités cauchemardesques défiant les lois de la physique et de l’architecture, aux tours et aux dômes bizarres, accueillaient mon esprit en feu. Je me réveillai en nage, sur le sol. Je ne ressentais curieusement aucune gêne ou douleur dans la bouche. Seule demeurait cette marque en forme de lettre primitive, plus vieille que notre occident judéo-chrétien. Tout juste ma langue était-elle légèrement gonflée. En revanche, j’avais très soif. Je me précipitai au rez-de-chaussée pour avaler un litre d’eau d’un seul trait.

Je passai le reste de la journée à diverses activité, fauchage de l’herbe du parc le matin et lecture l’après midi. Mais le soir étirant à nouveau ses longs doigts ténébreux sur le manoir, je me préparai à nouveau à accomplir le rituel. Quand le soleil fut sur le point de s’assoupir derrière les collines et les bois, à l’ouest, j’avais achevé ma préparation de sauge et commençais à y mettre le feu. À nouveau face au miroir, torse nu et le couteau d’os en main, j’étais prêt. La fièvre revenait, inlassablement. Ma tête devint lourde et douloureuse à mesure que la lame pénétrait la chair. J’étais totalement en feu et en transe. Il me semblait entendre un mélange de gémissements, de chuchotements et de mantras. Je ne savais d’où provenaient ces voix monstrueuses ; mon propre esprit, le livre ouvert sur le bureau ou la bibliothèque ? De mes doigts serrés sur ma langue coulait un mélange gluant de sang et de salive. Le cœur me battait fort aux tempes. Dents serrées, je hurlai et m’évanouis de la même façon que la veille. Les cauchemars furent à la fois plus précis dans leurs sensations et plus terribles : je sentais sous mes pieds les sables jamais foulés de ces cités jamais parcourues, je voyais ces flèches, ces tours et ces dômes qu’aucun homme n’avait jamais vu avant moi, ces jardins, ces fontaines et ces parcs qu’aucun poète n’avait jamais conté avant moi. Mais toujours demeurait en moi la sensation vague et absurde d’être observé par des milliers d’yeux plus vieux que l’histoire.

Le réveil fut à nouveau atroce : la soif était encore plus forte que la veille. Je bus plus que de raison, mais le mal ne semblait pas passer. Et la fièvre semblait ne pas vouloir quitter ma tête ni le reste de mon corps. J’étais si affaibli que je dus garder le lit toute la journée. Cependant, le soir arrivant, toujours aussi menaçant, je répétai encore le rituel, faisant flamber de la sauge dans un bol. J’étais resté torse nu, et transpirais abondamment. Face au miroir, le couteau en main, j’étais prêt pour l’ultime étape de cet atroce rituel. Tirant la langue, je me mis à tracer la dernière lettre babylonienne au couteau. La douleur était toujours aussi atroce, et ma langue glissait toujours ainsi qu’un poisson visqueux et rosâtre. La tête me brûlait et me cognait. Et toujours ces voix qui chuchotaient et gémissaient des mots incompréhensibles. Dans le reflet, je ne me distinguais plus, tant mes yeux étaient noyés de larmes. Le sang coulait abondamment de ma langue, sur mes mains, mes poignets, mes bras et sur ce couteau primitif.

Je ne sus pas exactement où et quand se déroulait ce que naïvement je crus être un rêve. A nouveau je parcourus ces cités étranges, immenses et vierges, bâties par des êtres probablement venus d’ailleurs. Mes sens semblaient comme neufs. Je percevais les odeurs, les sons, les couleurs d’une façon à la fois nouvelle et plus fine. Autre et semblable, j’étais pour la première fois depuis plusieurs jours apaisé. Je regardais mes bras, mes mains, mes pieds : constatant que j’étais nu, je pu de même voir que toute trace de sang avait disparu. Le sable et les cailloux sous mes pieds ne me blessaient pas. Je continuai ma promenade, insouciant. Mais en m’enfonçant dans la ville, je ressentis à nouveau cette impression d’être observé par des yeux. Des milliers d’yeux. Peu à peu, le sable et les cailloux devinrent de l’herbe et de la mousse, qui couvraient les blocs et les dômes en fine couche. Des plantes grimpantes et torturées aux couleurs et aux formes aberrantes étranglaient les immeubles, éventrés par les troncs d’arbres monstrueux. Au bout d’une demi heure j’étais dans une forêt à la fois enchantée et cauchemardesque. Et toujours cette impression d’être observé par des milliers d’yeux. Une odeur de pourriture me prit le nez, à mesure que je m’enfonçai dans cette forêt de plus en plus obscure et étrange.

Le soleil se couchait, et il faisait à présent presque noir dans ce bois. C’est là que je vis s’allumer, comme des milliers de minuscules flambeaux, ses yeux. Grotesques, de toute taille, fondus dans un amas noir. Je voulus hurler de terreur. En vain.