Écume de Dieu

Lorsqu’elle revêt les habits de la charité

Elle a la beauté

De l’écume, semence du Ciel créateur.

*

La nuit de ses yeux et de ses cheveux, cascade

D’encre sont un voile

De pudeur, et une amoureuse cavalcade.

*

Elle a la beauté de la Douleur du Vendredi Saint

Cherchée par les poëtes

Et les fous qui recherchent son baiser en vain.

*

Sa voix est le vin que Dieu donne aux pauvres, et aux lépreux

Pour leurs cœurs vidés

D’amour; et ses pommes sont une promesse pour le preux.

*

Traversant la nuit, la ville telle une pluie de flèches

Elle a la beauté

De celle qui l’ignore et que la lune lèche.

Argos

Je garde au creux de mon esprit

Creux comme un chêne moussu

La vieille image de ton corps

De dryade aux cheveux d’or

De ta bouche aux lèvres fessues

Et de ton rire dont je m’épris.

*

Il pleut, il ne cesse de pleuvoir

Sur mes mains, et dans mon cœur

Enfermé au fond du cercueil d’os

De ma poitrine, et tel un sacerdoce

Je m’astreins à cultiver la fleur

De ce souvenir souvenir illusoire.

*

Le vent chante et chuinte par mes côtes

Ouvertes au courroux de l’Océan

Et de ses anciennes puissances

Bleues et vertes volant avec aisance

Dans tes yeux tel un vol de goélands

Raillant le voyage des Argonautes.

*

Et l’Argos peu à peu disparaît

Voiles blanches gonflées, marins

L’esprit fixé vers le Léthé

Oubliant celles qui les ont allaités

Se jetant vers de gris lendemains

Ils s’en vont avec désintérêt.

*

Et sur les rochers reste Médée

Ivre de douleur et le sein nu

Maudissant les Dieux et ses enfants

Mêmes, dont les rires comme un oliphant

Dit « Jason » et le sang répandu

Par une pauvre femme obsédée.

SENEH

Quand le Père des Hébreux eut extrait les siens

D’Egypte ainsi qu’une douloureuse plainte,

Il erra quarante jours; parmi magiciens

Et Démons d’une gloire déjà éteinte.

*

Et soudain lui apparut, brûlant,

Magnifique, le buisson du Sinaï,

Virginal divin en lui portant

En Lui le Salut issue de la rocaille.

*

Et moi, à genoux devant toi, muet

Devant ta ronce blonde, je pleure d’Amour,

Et bois au vin de ce nectar; enivré

Je fonds au parfum de tes baisers lourds.

*

Graal faite femme, abreuve moi

Du sang du Christ par cette plaie rouge

Et béante, œil sur le Monde et le Soi

Qui toujours m’accueille et jamais ne bouge.

Le tableau

En ce mois de Junius, le général Arminius revenait à Rome de la guerre contre les Sassanides, épuisé, brisé mais vainqueur. Il avait raflé aux Perses au nom de l’empereur Philippe dit « l’Arabe » une partie de l’Arménie et le sud de la Transcaucasie. Le traité de paix était assorti d’un tribut-rançon de plusieurs centaines de talents d’argent.

Né Sassanide lui-même, il avait été esclave à Rome avant d’être affranchi et adopté par l’empereur Philippe. Rapidement, ce polyglotte accompli, grand connaisseur des lettres grecques, s’était élevé dans la hiérarchie militaire par son sens de la stratégie. Il avait ainsi servi tour à tour en Arabie, en Arménie, et revenait enfin de son ancienne patrie dont il ne gardait qu’un souvenir vague, brumeux, comme celui que laisse le baiser de la femme aimée après des mois au combat.

Cette femme, c’était Vala, une matrone aux seins ronds et lourds, aux yeux sombres et brillant qu’elle aimait poser sur lui quand il lui racontait ses histoires de batailles. Chevauchant à travers les ruelles encombrées de Rome, Arminius avait réussi à se soustraire à ses obligations, ors, lauriers et honneurs, pour filer chez Vala. La jeune veuve attendait son amant avec l’impatience d’une adolescente, battant des mains et faisant les cent pas dans le vestibule.

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Charlotte était absolument fascinée par le discours que je venais de prononcer à nos amis sur Arminius et la guerre contre les Sassanides, et son regard gris ne me quittait pas. Elle était, je le devinais, en particulier émue par l’histoire d’amour entre l’ancien esclave perse devenu général romain et son amante piaffant dans la Cité Éternelle.

Mon tableau, immense, était à présent le centre de toutes les curiosités et de tous les chuchotements. J’étais plutôt fier de cette œuvre, qui m’avait demandé des mois de travail et de recherche sur la Rome impériale et ses campagnes orientales. Le résultat était un tableau de style académique, représentant le triomphe d’Arminius à cheval, ses légionnaires blessés, les ruelles populeuses, les mendiants, les lépreux, les esclaves, les marchands et leurs échoppes, et en arrière plan, le forum. A l’autre bout du tableau attendait Vala donc, ivre de transport et d’amour. Je l’avais peinte en prenant pour modèle une jeune hellène rencontrée lors d’un voyage en Turquie en compagnie de Gérome.

Tous les visages, tous les regards étaient tournés vers le général, à la façon d’un demi dieu de l’Illiade. Mais lui, auréolé de cette populaire puissance et de ces lauriers, n’avait d’yeux que pour son amante à l’autre bout de Rome, à l’autre bout du tableau.

Était réunie chez mon ami Jean-Léon Gérome tout une cohorte de journalistes, critiques d’art, demi mondaines, ainsi que quelques militaires. En tout, une quarantaine de personnes profitaient à la fois de mon tableau et des hors d’œuvres. Il arriva qu’un critique à qui je n’avais pas prêté attention, tout absorbé par ma conversation avec Charlotte, lâcha des mots particulièrement aigres sur un détail du tableau, et en l’occurrence sur les yeux des personnages. Avisant l’indélicat, je m’enquis avec une grimace que je tâchai de maquiller en sourire ce qu’il voulait dire. Il leur reprochait leur aspect faux, et leur manque de réalisme. Puis il prit quelques notes sur un carnet, probablement pour en faire un article incendiaire. J’étais furieux, d’autant que l’individu partit comme un voleur sans même me saluer, enfilant chapeau et pardessus dans l’entrée. Jean-Léon, voyant mon émotion, me prit le bras et me renseigna sur l’identité du malotru : il s’agissait de Philippe Lavandier, poète médiocre, journaliste et critique au Figaro. Ce jeune provincial, me dit mon ami, s’était déjà fait un nom en assassinant quelques autres artistes. En d’autres termes, je pouvais être certain que mon tableau allait être épinglé dans le prochain Figaro. Je passai le reste de la soirée effondré au bras de Charlotte qui tentait vainement de me consoler. Elle me voyait abattu comme je ne l’avais jamais été, et ses petits baisers sur ma nuque rasée étaient inefficaces.

Je m’éveillai très tôt et sitôt habillé, je courus acheter le Figaro : l’infâme avait eu le temps de porter son coup. Je lus l’article :

LES YEUX, LES YEUX !

Chez monsieur Jean-Léon Gérome, monsieur D… présentait hier soir sa nouvelle création, nommée « le triomphe d’Arminius ». Pompeux autant que pompier, l’œuvre donna à voir à votre serviteur tout ce pour quoi on devait louer les germaniques invasions qui fit chuter Rome ! La lumière et les couleurs assomèrent l’humble auteur de ces lignes. Mais surtout… LES YEUX ! Faux, vides, torves tout à la fois ! Et ne sachant regarder ! Ou plutôt, si. Regardant le personnage central, celui d’Arminius, cavalier en armure, fier et grotesque. Et le pire, c’est que ce tableau est immense ! On ne peut même pas le dissimuler. Mieux vaudrait le brûler ! […]

Incapable d’en lire davantage, je repliai le journal et rentrai chez moi en claquant rageusement les talons, comme lors de mes colères enfantines. Je fis recouvrir et ramener mon tableau à mon atelier le jour même. Je ne pensais plus qu’aux yeux de mes personnages, et n’en dormis pas de la nuit.

Assis face à la laide immensité picturale, je contemplais ce que je pensais être un chef d’œuvre quelques jours auparavant. Pinceau en main, je me mis à l’ouvrage : corriger ces yeux.

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Le temps était sur la Ville Éternelle curieusement orageux. Non pas que les orages fussent rares en cette saison, mais plutôt que cet orage précis semblait d’une nature différente. Les nuages en semblaient particulièrement lourds, et aucune pluie ne tombait, et on n’entendait pas le tonnerre, pas plus que ne tombait la foudre. En outre, le bétail, les chevaux et les animaux du cirque étaient particulièrement nerveux et agressifs. Des pêcheurs avaient signalé que le Tibre avait rendu des poissons morts, le ventre énorme et les yeux injectés d’un liquide pourpre et visqueux en lieu et place du sang.

Les médecins de toute sorte et de tout degré d’honnêteté étaient sollicités pour des céphalées, des crises d’hystéries, ou des insomnies. Et malgré les prières à Apollon Esculape, cette espèce de mal touchait toute la société, des chevaliers aux esclaves, des légionnaires aux prostituées, des patriciens aux vestales.

On fit des sacrifices à Junon, à Jupiter, à Pluton, à Perséphone, à Hecate, et à toutes les divinités domestiques et infernales qu’adoraient les Romains, les Grecs, les Étrusques et d’autres peuples plus lointains et plus anciens. Mais hélas, toutes ces divinités fort anciennes et fort puissantes restaient sourdes et impuissantes face au mal qui frappait Rome. Bientôt, on retrouva des gens morts chez eux on dans les rues, le corps déformé, le visage distendu, et les yeux injectés d’un liquide pourpre.

Arminius n’était pas épargné. La fièvre était telle chez lui qu’il vivait constamment à l’ombre, et buvait de l’eau glacée. Ses yeux et sa tête le faisaient atrocement souffrir. Il geignait affreusement depuis près d’une semaine. Vala, accompagnée de ses esclaves, tentait d’apaiser son mal, mais aucun médecin ne trouvait d’origine naturelle à ce mal. L’empereur avait même fait dépêcher pour lui son chirurgien personnel. Las, Arminius continuait de hurler, heure après heure, se tenant le visage. Il évoquait ses yeux, et en plus de cela, il commençait à parler d’un peintre étrangement vêtu.

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J’avais bientôt fini mes corrections. Pour fastidieux qu’il fut, il ne s’agissait pas d’un travail compliqué. J’avais déjà repris maintes et maintes fois des détails, des vêtements, des mains, des bouches, ou pour le cas présent, des yeux. J’étais apaisé. La satisfaction du travail bien fait et la sérénité commençaient à m’envahir, d’autant plus que Charlotte était près de moi, plus gaie et plus câline que jamais. Un chuchotement attira mon attention. Cela ne pouvait être Charlotte, qui était dans l’autre pièce : il s’agissait d’une voix d’homme. Néanmoins, je lui demandai confirmation. Elle eut un petit rire vaguement inquiet avant de m’assurer qu’elle n’avait pas prononcé un mot. Je me dis que la fatigue devait me jouer des tours. Cependant, les chuchotements revinrent plus nombreux et plus forts, sans que je puisse distinguer de phrase distincte. Il fallait que je me rende à l’évidence la plus rationnelle, fut-elle aberrante : le tableau était en train de me parler. Mon cœur se mit à battre à tout rompre. Lâchant le pinceau, je me mis à le scruter, dans l’ensemble, puis dans les détails que j’avais moi-même créés. D’un doigt fébrile, je touchai la peinture. Il y avait quelque chose sur mes doigts, qui ne provenait ni de la toile ni de mon pinceau. Il s’agissait d’une sorte d’huile violacée. En m’approchant encore d’avantage du tableau, je vis l’horreur : des yeux de mes personnages coulait cette espèce de liquide étrange venu d’ailleurs. Et les chuchotements, au début discrets, étaient à présent devenus de véritables cris d’agonie, perçant la toile et la peinture pour se déverser dans notre monde.